Texte du 05/12/11

Aphasie .

Daniel lisait , il lisait , toute sa journée il lisait . Depuis des années .
Il venait d'entamer son énième roman , c'était Les Particules Élémentaires de Michel Houellebecq .
Le journal qui trainait sur son bureau était vieux de trois jours et datait du 29 Juin , il titrait « Tout se dégrade ! » Il n'avait à vrai dire même pas prit le temps de le lire . Il avait fait ses comptes la veille , encore une journée morne .
Le jour avançait au fil des lectures des aventures de Bruno et Michel , l'écriture de Houellebecq lui embrouillait l’esprit tout à fait , il se sentait déprimé . A sa droite , un combiné téléphonique en plastique ( polyéthylène ? ) blanc abimé , il l'avait acheté d'occasion , la fumée de cigarette lui avait donné un aspect sale ineffaçable . Daniel observait le téléphone , assis sur le canapé de cuir défoncé de tous les cotés . Le téléphone lui parlait presque , il représentait presque la dernière chose à peu près vivante qui restait dans son appartement , même les fleurs étaient mortes .

C'est la sonnette qui le réveilla , encore un peu assommé par une nuit de plomb , l'écriture monotone de Houellebecq avait eu raison de lui ... Il se secouait un peu le visage pour se tenir éveillé .
 - « Un moment ! ».

Une légère impulsion électrique le parcourut , il se leva en direction de la porte en passant une main automatique dans ses cheveux pour leur donner un semblant d'allure . Il ouvrit la porte , laissant apparaître un petit homme trapu au front dégarni par l'âge , il avait des plaques très rouges sur le visage qui donnait à Daniel une terrible envie de déglutir tout la bile qui l'emplissait . Il lui rapellait quelqu'un , quelqu'un qu'il avait longtemps et souvent vu , c'était sûre . Mais qui ?

Le costume froissé du Trapu-Aux-Plaques-Rouges achevait de le décrire .
- « Bien le bonjour cher monsieur ! » lança le Trapu avec un élan de sympathie pathétique qui répugnait Daniel encore .

- « Euh bonjour . Vous ...

 - « Je suis venu vous offrir une télévision !" 

- « Pardon ? » Il n'avait pas pu cacher son étonnement teinté d'agacement que cet échange commençait à lui procurer .

- « Oui monsieur ! Cadeau de la société Watch & See ! »

- « Je n'ai que faire d'une télévision , vous savez , mes livres me suffisent amplement. » Daniel s’apprêtait à fermer la porte lorsque le représentant bloqua celle-ci en fichant son pied dessous un peu trop brutalement au goût de Daniel .

- « Mais monsieur ! Je ne vous demande aucun argent ! C'est un cadeau , je ne vous demande absolument rien ! » . Sa bouche en s'ouvrant venait faire rougir ses plaques déjà carmins .

- « Partez s'il vous plait . » envoya Daniel sèchement .

Le Trapu recula et laissa sa télévision sur le palier . Daniel claqua la porte d’énervement , se dirigea vers son bon vieux canapé , attrapa la bouteille de vieux Jack et se versa une de ses fameuses doses dont il avait le secret , il s'alluma ensuite une Camel sans filtre avec une allumette qu'il jetta négligemment sur le sol taché . En s'étendant sur la couche .

-« J'emmerde ce con et sa télévision ! » . Clama-t-il , seul , en fumant compulsivement . L'histoire de Houellebecq lui revient en mémoire , le désert sexuel , la frustration , le manque d'amis , c'était sa vie en réalité , deuxième verre de Jack et les reliefs de sa vie nocturne et apathique s’amoncelaient sur le sol , un déchet .

Cette fois-ci c'était le Soleil qui le réveilla par la puissance de ses lumières .
Le mal de tête et le ventre serré par la faim , il engagea un mouvement lent pour se dégager du canapé . Le soleil l'aveuglait et colorait sa face blafarde , son corps squelettique et mort se déplaçait avec une lourdeur presque handicapante . Daniel s'observait dans le miroir avec attention et riait avec le Soleil , sa lumière l'agaçait comme un chat qu'on abruti avec une ficelle .

L'Astre-Rouge trônait dans le salon usé , révélant les fumées de cigarettes à demie éteintes de Daniel , elles formaient des volutes aléatoires grises , un souffle troublant, un spectacle extatique du plus bel effet . Le plaisir était purement contemplatif . Ce qu'il voyait en face de lui en revanche était terrible , un visage blanc , sans cheveux aucun , des yeux presque fermés , clos . Des marques profondes creusaient ses joues . Une violence soudaine l'envahit et il frappa le miroir avec son poing . La scène contrastait avec la beauté des rayons du Soleil rouge dans le salon .
- « Bordel ... ».
Il avait honte de ce qu'il venait de faire , c'était d'un pathétique , trop théâtrale .
- « Qu'est-ce qui n'tourne pas rond chez moi ? » .
Ca ne lui ressemblait pas pourtant , il se rabattit vers le salon et s'assit encore et encore sur son fidèle canapé . Le livre de Houellebecq et tout ce qu'il disait , le téléphone blanc immonde qui l'observait , il lui criait quelque chose que Daniel ne comprenait pas , il était terrorisé et ses membres cadavériques en témoignaient très largement . C'en était trop pour lui , de rage il hurla à lui même : « J'emmerde Houellebecq et toutes ses conneries ! » en frappant le plastique du téléphone de sa main valide , en répandant les morceaux par terre .

Une émotion nouvelle et inédite jusque là l'envahit et le parcourut tout d'un coup , quelque chose de froid descendait verticalement de ses yeux vers ses joues , il tressaillit sur les genoux , le visage face contre terre , tout se mêlait , allait et venait sans limite dans son esprit miteux , Houellebeq , le whisky , le Trapu-Aux-Plaques-Rouges , la télévision ...

- « La télévision ! » Elle apparut à son esprit comme un diable qui sortit de sa boite soudainement , le soleil reparut .
La télévision ! Elle avait passé la nuit sur le palier , dans un élan de hâte il courut vers la porte , elle était toujours là pourtant , elle avait bien dormit dehors , Daniel savait qu'il avait plu la veille , toute la nuit , tout était donc généreusement mouillé . Mais chose curieuse , la télévision était parfaitement sèche , un halo s'était formé tout autour de celle-ci , un halo sec . De façon très nette .
- « Pourquoi est-elle sèche comme ça ? C'est impossible ! » Daniel soliloquait .
- « Allez ! Prend la Danny ! » C'était le téléphone qui lui parlait .
Daniel ne sursauta même pas , il se retourna vaguement vers le téléphone de plastique blanc et opina légèrement du chef .
A bout de bras , il prit la télévision , réveillant sa douleur aux lombaires .

Elle trônait avec beaucoup de beauté au milieu du salon avec un esthétisme technologique qui plaisait à Daniel . Elle siégeait entre une pîle de livres jaunis . Elle était belle cette télévision , belles finitions , une vitre pure et brillante , de qualité , cette petite antenne a son haut lui donnait une allure intrigante . Daniel parut confus une seconde , puis deux . Et une éternité passa , sans qu'il ne pu bouger de devant l'écran . Pourquoi ? Il ne l'avait pourtant pas encore allumée , mais ce qu'il voyait lui procurait un plaisir sans égal , un homme souriant , heureux , qu'il n'avait plus vu depuis des années . C'était lui , enfant .

Le premier bouton qu'il pressa était rond , il en sortit un sons mécanique et strident , il tourna le second lentement , il sursauta un peu lorsqu'un son plus fort jaillit , une publicité avec un enfant goûtant un yaourt apparemment délicieux , une voiture , un jeu , une autre publicité , un jeu , Daniel n'avait pas bougé , une publicité , un jeu ...

Trois jours devant l'écran , sans manger , trois jours sans vie aucune , à travers cette lucarne
terne .
Il bloquait maintenant sur un reportage , ses yeux rouges et larmoyants observaient la vie d'un homme , sa réussite passait bien à l'écran , les femmes l'argent , tout lui réussissait ; mais , qui était cet homme ? Il était beau , il avait tout , c'était lui . En une seconde l'image changea , elle alternait très rapidement , Daniel se voyait puis disparut pour réapparaitre la seconde suivante . Il explosa avec la colère d'un fou et dans un rictus de rage il arracha la télévision à sa prise , la jeta par la fenêtre , elle implosa en enflammant les rideaux , la fumée emplissait la pièce , Daniel toussait alors que la télévision entonnait des cris nasillards , une voix de femme chantait , Daniel dansait sur les bris de verres , dans la fumée , il dansait , ses pieds en sangs se prirent dans les fils de la boite à image en flamme .
- « TOUT SE DEGRADE ! » Daniel criait à pleins poumons , un fou , une rage , jamais il n'avait hurlé autant , ses pieds le trahirent et se fendit le crâne sur le rebord du canapé .
La jeune fille dans l'écran dansait , riait , puis l'image changea .
C'était Daniel , le visage blanc , une larme visible , il frappa de l'intérieur de l'écran du poing , un homme apparut derrière lui .
L'écran devint noir .

T-Axel DROCHON